Cet article est une retranscription de l'épisode La sécurité sociale a-t-elle besoin d'être sauvée ? tiré de l'excellente série documentaire Les idées larges proposée par la journaliste Laura Rain sur Arte.tv. Dans celui-ci, elle s'entretient avec Nicolas Da Silva, économiste de la santé à l'Université Sorbonne-Paris Nord et auteur du livre La bataille de la Sécu. Une histoire du système de santé paru à l'automne 2022. Leur discussion nous donne matière à penser et à mieux appréhender les enjeux qui entourent aujourd'hui la Sécurité sociale en France. Dépassant les approches strictement gestionnaire et financière communément admises, leur perspective socio-historique nous aide à décrypter les jeux de pouvoir et d'acteurs qui animent « la Sécu » depuis sa création dans l'immédiat Après-guerre ; à comprendre les fondements sociaux, politiques, économiques et philosophiques à l'origine des différents développements qu'a connu ce pilier de notre société à travers le temps ; ou encore à expliciter l'alliance sous-jacente entre État et Marché sur laquelle semble devoir reposer son évolution récente et à venir. En opposant les logiques de « l'État social », forme de protection sociale publique gouvernée par l'État et financée par l'impôt, et de « la Sociale », forme de protection sociale publique gouvernée par les intéressés eux-mêmes et financée par la cotisation, Nicolas Da Silva interroge l'organisation même de la Sécu en tant que facteur structurel déterminant de l'efficacité et de la pérennité de l'ensemble de notre système de santé. Une contribution essentielle de nature à enrichir les débats, en déplaçant la problématique de « qui finance ? » pour quel niveau de déficit, à « qui décide ? » pour quelle production de soins. Et si le salut de la protection sociale était à chercher dans sa gouvernance plus que dans ses finances ?
LAURA RAIN (« LR » ci-après) : Quand je vois ma famille américaine, j'aime bien leur parler de la Sécurité sociale. « La Sécu » fait partie de ces choses qui me rendent fière d'être française. Je leur explique que chez nous, le système de santé est public et donc gratuit. Si vous allez aux urgences, on ne vous demandera pas si vous avez une bonne mutuelle avant de vous soigner. Et donc quand on me dit que la Sécu est mal gérée au point d'être en danger, ça m'inquiète. Mais heureusement, tous les politiques sont déterminés à la sauver. Nicolas Da Silva est économiste de la santé à l'Université Sorbonne-Paris Nord. Quand j'ai lu son livre La bataille de la Sécu, je me suis rendue compte qu'à la fois j'idéalisais et je sous-estimais notre système de santé. J'ai compris que la Sécu en général, ça ne voulait rien dire, que celle que l'on a aujourd'hui n'a plus grand chose à voir avec celle qui a été fondée en 1946. Pour Nicolas Da Silva, la sécurité sociale est en excellente santé financière et la plus grande menace à laquelle elle fait face n'est pas seulement la privatisation, mais aussi l'étatisation ; étatisation qui est déjà en cours. Quand et pourquoi ce processus a-t-il commencé ? Quelle est la différence entre le « public » et l' « étatique » ? La sécurité sociale a-t-elle besoin d'être sauvée ?
NICOLAS DA SILVA (« NDS » ci-après) : Ce qui me motive à écrire ce livre, c'est un inconfort, un paradoxe, une question un peu lancinante. En fait, la question que je me pose, c'est comment on explique qu'aujourd'hui, alors qu'on n'a jamais été aussi riches, on serait incapables d'étendre la sécurité sociale ? Alors que quand on regarde dans l'histoire à quel moment a été inventée cette institution, c'est en 1945, c'est-à-dire une période d'après-guerre. Or comme on le sait, après la guerre, on est souvent plus pauvre qu'avant la guerre. On pourrait étendre ce paradoxe à quelque chose qu'on a vécu il y a très peu de temps, qu'on a tous encore dans notre mémoire. En 2018, notre Président Emmanuel Macron était en visite dans un hôpital et disait à une soignante qui lui expliquait qu'elle n'arrivait plus à travailler parce qu'il n'y avait pas assez de financement pour l'hôpital public, il lui disait « Oui, mais madame, il n'y a pas d'argent magique ». Et pourtant, deux ans plus tard avec le premier confinement, alors qu'on pensait qu'il n'y avait pas d'argent magique, il a été possible d'étendre la sécurité sociale. Comment c'est possible ? Comment est-ce que ce qui paraît impossible un jour devient possible le lendemain ? C'est ça, l'enjeu du bouquin.
LR : Alors ce que vous montrez très bien dans votre livre, c'est que depuis deux siècles, deux philosophies de la protection sociale se sont confrontées : celles de « l'État social » et celles de « la Sociale ». C'est comme ça que vous les nommez. Et chaque logique produit des manières très différentes de penser et de dispenser les soins. Est-ce que vous pouvez nous présenter ces deux logiques-là ?
NDS : Le public n'est pas toujours étatique, c'est-à-dire gouverner par l'État. C'est-à-dire que les décisions qui sont prises, l'organisation du système, n'est pas systématiquement dans l'histoire, décidée au plus haut niveau de l'État. Et donc j'oppose « l'État social », une forme de protection sociale publique gouvernée par l'État, à « la Sociale », une forme de protection sociale publique mais gouvernée par les intéressés eux-mêmes, gouvernée par les travailleurs. Et donc la question du « qui décide ? » est au moins aussi importante que la question du « combien il y a d'argent ? », « combien il y a de financement ? ». Parce qu'évidemment, « qui décide ? » va être une question qui va impliquer des réponses particulières à « comment on organise le système ? ».
J'oppose « l'État social », une forme de protection sociale publique gouvernée par l'État, à « la Sociale », une forme de protection sociale publique mais gouvernée par les intéressés eux-mêmes, gouvernée par les travailleurs.
Dans un cas, on aura plutôt du financement par de l'impôt avec l'État, et dans l'autre, plutôt par de la cotisation avec la Sociale. On aura des formes de dépenses, de principes d'organisation, des principes de justice différents. Tandis que la Sociale, lorsque la protection sociale est gouvernée par les intéressés, a une volonté d'universaliser l'accès au droit, eh bien l'État social a plutôt tendance, lui, à essayer de séparer ceux qui ont des droits des autres, à organiser une solidarité qui est « ciblée » vers ceux qui en ont plus besoin, et laisser le marché se développer par ailleurs.
Ensuite, peut-être dernier point intéressant, lorsque l'État social gouverne la protection sociale publique, il a une conception de la façon dont doivent être produits les soins qui est différente. L'État social a tendance à favoriser le développement des entreprises capitalistes et pas forcément à développer, comme on pourrait s'y attendre, les formes publiques de soins comme l'hôpital public. C'est ce qu'on voit ces dernières années, par exemple, avec le développement des cliniques privées au détriment de l'hôpital public. Alors que de son côté, la Sociale, lorsque ce sont les intéressés qui décident, ceux-ci ont plutôt tendance à favoriser des formes de production de soins qui, elles, sont publiques avec, par exemple, l'hôpital public, des médecins conventionnés avec un tarif opposable. C'est ça que recherchent les intéressés. Pourquoi ? Parce qu'ils essaient de défendre une conception de l'accès aux soins et de la production des soins qui est importante pour eux.
Lorsque l'État social gouverne la protection sociale publique, il a une conception de la façon dont doivent être produits les soins qui est différente. L'État social a tendance à favoriser le développement des entreprises capitalistes et pas forcément à développer, comme on pourrait s'y attendre, les formes publiques de soins comme l'hôpital public.
LR : Aujourd'hui, notre système de santé est le produit hybride de ces deux logiques, qui ont été plus ou moins dominantes selon les époques. Et ça, ça se matérialise notamment sur notre fiche de paie. Par exemple, ce mix qu'on peut avoir entre des cotisations donc ça c'est vraiment ce qui relève de la Sociale [en surbrillance verte sur la fiche ci-dessous, NDLR], puis la CSG qui est un impôt et là, on voit la logique de l'État social [en surbrillance jaune sur la fiche ci-dessous, NDLR] . Puis on a aussi un troisième acteur qui s'est faux-filé sur la fiche de paix, c'est la complémentaire santé et ça, c'est le fait que les employeurs sont désormais obligés de financer au moins 50% des mutuelles privées de leurs salariés [en surbrillance bleue sur la fiche ci-dessous, NDLR]. Donc on voit que ce sont ces trois forces, le privé, la Sociale et l'État social qui se sont plus ou moins confrontés et, en fait, la fiche de paix est comme un champ de bataille qui illustre ces conquêtes sociales.
Schématiquement, si on veut se donner quelques repères chronologiques, on peut dire que l'État social qui est financé par l'impôt, qui va avoir tendance à cibler ceux qui en ont le plus besoin et à laisser le secteur privé se développer, émerge au début du 20ème siècle. Puis en 1946, c'est le grand moment de la Sociale avec la création du régime général de la Sécurité sociale, qui est gérée par les travailleurs eux-mêmes, qui est financée par la cotisation et qui vise l'universalité de la couverture sociale. Et depuis 1967 et surtout 1995, on assiste au retour de la logique de l'État social qui se ré-approprie et démantèle la Sécurité sociale. Mais ce qu'il faut avoir en tête, c'est qu'avant le début du 20ème siècle, il n'y a ni État social ni Sociale. Pour bien comprendre les débats qui entourent l'organisation des soins en France, Nicolas Da Silva prend pour point de départ la Révolution française de 1789 et le passage du féodalisme au capitalisme.
NDS : Lors de la Révolution, l'un des plus grands perdants, si ce n'est le plus grand perdant, c'est l'Église. Et donc évidemment, on est dans un monde féodale qui est en train de s'écrouler. Les institutions qui étaient chargées principalement de ces personnes dans la misère, elles n'ont plus les moyens de le faire. Et de l'autre côté, on a un capitalisme qui est en train de s'étendre, dont les conséquences néfastes sont en train de s'étendre, et dans les entreprises, il y a un refus d'adapter les conditions de travail dont on sait déjà qu'elles tuent les ouvriers. C'est à ce moment-là qu'on pose la question : mais que faire désormais qu'il n'y a plus la charité, que la charité n'est plus suffisante ? Dans ce nouveau monde, est-ce que l'État est redevable de ces citoyens ?
Et puis, ce qui va se passer à la fin de la Révolution, c'est qu'en fait l'État va refuser de mettre en place des politiques sociales. Il refuse justement parce que face à ces gens qui défendent l'implication de l'État en remplacement de la charité chrétienne en particulier, il va y avoir ceux qui disent « mais non, l'intervention de l'État, c'est susciter l'assistanat, c'est susciter l'absence d'initiative, c'est très dommageable » et donc si des individus qui sont au travail pensent qu'un jour ils peuvent être malades, alors il faut qu'ils mettent de l'argent de côté. Et on va développer cette idée que les soins doivent être organisés parce ce que l'on va appeler la « libre prévoyance », sauf que évidemment pour la grande masse de la population, tout cela n'a aucun sens parce qu'ils ont déjà du mal à se nourrir. Et donc, on sort de la Révolution dans une situation assez difficile où, d'un côté, l'État non seulement ne met rien en place mais en plus il réprime les travailleurs qui essayent de s'organiser pour contrer la situation telle qu'elle est en train de se développer.
À la fin de la Révolution, l'État va refuser de mettre en place des politiques sociales [...] et donc si des individus qui sont au travail pensent qu'un jour ils peuvent être malades, alors il faut qu'ils mettent de l'argent de côté. Et on va développer cette idée que les soins doivent être organisés parce ce que l'on va appeler la « libre prévoyance », sauf que évidemment pour la grande masse de la population, tout cela n'a aucun sens parce qu'ils ont déjà du mal à se nourrir.
LR : Pourquoi est-ce que l'État réprime l'organisation des travailleurs ? Si l'État ne veut pas investir mais que les travailleurs veulent s'organiser entre eux, c'est quoi le problème ?
NDS : Ça pourrait paraître étonnant mais à la fin de la Révolution, une réunion comme celle-ci n'est pas légale [l'épisode est enregistré publiquement dans le lieu culturel la Gaité Lyrique à Paris, NDLR]. Il y a tout un tas de dispositions légales qui sont prises pour éviter le regroupement et, évidemment, surtout le regroupement des classes laborieuses, avec des choses qui sont assez connues comme la loi Le Chapelier, le décret d'Allarde qui disent que les ouvriers, les paysans, n'ont pas le droit de se rassembler pour défendre leurs intérêts. La plupart du temps, ce qui est visé, c'est la défense des intérêts pour l'augmentation des salaires. Donc en fait, c'est une interdiction, on ne parle pas encore comme ça à cette époque-là, mais du syndicalisme, qui ne sera autorisé qu'à la fin du 19ème siècle. Et donc, voilà, l'État refuse. Pourquoi il refuse ? Parce qu'il a aussi le souvenir de la Révolution et de cette aspiration populaire à la démocratie, c'est-à-dire la capacité de décider. Et c'est bien ça dont il s'agit. C'est le refus, parce que pendant la Révolution, toute une partie des révolutionnaires, qui étaient révolutionnaires mais pas extrêmement radicaux, se rendent compte que la démocratie c'est dangereux. Parce qu'on peut démocratiquement décider de remettre en cause la propriété privée. Et ça, pour beaucoup de gens, c'est non !
LR : Les nouveaux besoins de santé engendrés par l'industrialisation et la dégradation des conditions de travail restent donc longtemps sans réponse de l'État. Et c'est seulement au début du 20ème siècle, avec la Première Guerre mondiale, qu'un véritable système de santé se met en place, et ce n'est pas un hasard. Nicolas Da Silva explique qu'il existe un lien très fort entre la guerre et la naissance de l'État social.
NDS : Souvent, on considère que la guerre, c'est une parenthèse entre deux périodes de paix et que finalement, c'est pas très important pour comprendre la société. Alors qu'en fait, pas du tout. Beaucoup de politistes, d'historiens, expliquent que non : la guerre, en fait, ça n'est pas une parenthèse, ça change complètement les rapports sociaux dans la société. Et c'est ce qui va se passer, évidemment, avec la création des « États sociaux » au début du 20ème siècle. L'un des premiers chercheurs qui a mis cette idée en avant, c'est quelqu'un qui s'appelle Richard Titmuss, qui est un chercheur britannique et qui explique qu'il y a beaucoup de raisons pour lesquelles un État peut avoir tendance à mettre en place des politiques sociales alors qu'il ne voulait pas le faire, en préparation de la guerre. Pour quelle raison ? Tout simplement, par exemple, parce qu'il faut beaucoup de soldats. Et donc, on va mettre en place des politiques natalistes. Il faut des soldats en bonne santé. Donc, on va mettre en place des politiques de santé pour les recrues. Mais il faut aussi que les enfants à naître, eux aussi, soient en bonne santé. Donc ça se suppose aussi de mettre en place des politiques pour les jeunes enfants, les jeunes mères. Par ailleurs, le quatrième point de son analyse, c'est de dire que non seulement il faut beaucoup de soldats, mais il faut que toutes ces personnes qu'on va emmener dans la dynamique de guerre, il faut qu'elles l'acceptent. Et donc, il faut leur donner un espoir, une volonté, cette idée que finalement, notre civilisation est meilleure que celle contre laquelle on se bat. Et donc ça, ça va passer par des promesses de réduction des injustices sociales, etc.
La guerre, en fait, ça n'est pas une parenthèse, ça change complètement les rapports sociaux dans la société. Et c'est ce qui va se passer, évidemment, avec la création des « États sociaux » au début du 20ème siècle [...]. Il y a beaucoup de raisons pour lesquelles un État peut avoir tendance à mettre en place des politiques sociales alors qu'il ne voulait pas le faire, en préparation de la guerre.
Quand commence la guerre, il faut avoir en tête le fait qu'une guerre, c'est le chaos sur le champ de bataille. Sauf que pour mettre en place ce chaos sur le champ de bataille, il faut qu'à l'arrière, il y ait une coordination, une planification, une centralisation de la décision qui est extrêmement importante. Pendant une période de guerre, on ne peut pas laisser faire le marché. Et donc, les périodes de guerre sont toujours des périodes de centralisation du pouvoir politique. Tout le monde pense que l'impôt sur le revenu, c'est quelque chose, une institution qui est tout à fait normale dans un pays démocratique. Et donc, il doit advenir de la discussion apaisée dans l'Assemblée, etc. Et bien en fait, ce que montre par exemple Thomas Piketty, c'est qu'historiquement, l'impôt sur le revenu est en discussion dès la fin de la guerre de 1870 avec la Prusse. Il y a toujours des bonnes raisons de ne pas le mettre en place. Quand est-ce qu'on fait voter l'impôt sur le revenu pour la première fois en France ? En 1914, justement parce que pour faire la guerre, il faut lever l'impôt.
Préparation, conduite et évidemment, conséquences de la guerre. Les conséquences de la guerre vont avoir un impact premier sur le développement des politiques d'État social et sur la centralisation de la décision politique. Pour une raison assez simple, c'est qu'en fait, au retour de la guerre, il y a eu des destructions massives. D'abord, des destructions humaines. Les soldats qui meurent au front, des soldats qui reviennent blessés, mutilés, donc des anciens combattants, qui laissent parfois des veuves, des orphelins. Et donc, c'est tout une nouvelle catégorie de population, qui existait auparavant mais qui, cette fois, s'est complètement massifiée et qui est en attente d'une contrepartie à ce que les historiens appellent l'« impôt du sang ».
LR : La préparation, la conduite et les conséquences de la guerre justifient donc le développement de l'État social. On va avoir, par exemple, en 1928 et 1930, des assurances obligatoires portant sur la santé et les retraites. En 1932, on a aussi la loi généralisant les allocations familiales. Ces caisses ne sont jamais dirigées par les travailleurs eux-mêmes, mais par l'État, des notables ou le patronat, qui s'entendent tous sur l'objectif premier de maîtriser les dépenses. Or, en 1945-46, on assiste à un tournant majeur. Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, à un moment où l'État français est affaibli et discrédité par la collaboration avec les nazis, les militants du Parti communiste et de la CGT vont réussir à imposer un autre système, celui de la Sécurité sociale, tel qu'il avait été esquissé par le Conseil National de la Résistance en 1944. La quasi-totalité des caisses existantes sont alors regroupées au sein d'un régime général de la Sécurité sociale qui va largement échapper au contrôle de l'État. Donc là, on est à l'apogée de cette logique de la Sociale, et je pense qu'on ne se rend pas compte aujourd'hui à quel point cela représentait une conquête extraordinaire. Est-ce que vous pouvez nous dire concrètement ce que ça a changé dans l'organisation des soins ?
NDS : Bien sûr. J'imagine tout à fait des gens qui nous écoutent et se disent « mais tout ça n'est pas très clair ! ». C'est quoi la différence avec la Sociale ? Bah c'est maintenant que ça se passe. Il y a déjà des assurances sociales avant. Il y a déjà plein de caisses qui existent auparavant, avec des cotisations obligatoires. Non, 1945, il se passe autre chose. Alors évidemment, il y a plus de sous. Mais l'enjeu, ce n'est pas plus de sous. Ce qui se passe, pour le comprendre, il faut comprendre contre quoi ça se construit. Ça se construit contre toutes ces formes d'assurance qui existent auparavant, qui sont des formes paternalistes . Qu'est-ce que ça voulait dire « paternalisme social » ? Ça voulait dire que les gens qui dirigent, ce ne sont pas les gens qui sont bénéficiaires. Et donc ils ont tendance à diriger et à mettre en place leurs politiques de façon plutôt austéritaire, de façon plutôt méfiante, avec cette fameuse méfiance vis-à-vis des abus. Donc, en 1945, la grande originalité, c'est que toutes ces lois vont être rassemblées dans une seule loi, le régime général de Sécurité sociale. On va avoir les accidents du travail, les maladies professionnelles, la santé, la retraite et les allocations familiales. Mais surtout, cette fois-ci, ça va être les intéressés qui vont décider. Et ils vont décider parce qu'ils auront, dans les Conseils d'administration au niveau local, dans les Caisses primaires au niveau régional, et au niveau national dans la Caisse nationale, 75% des sièges. Ils n'avaient rien et désormais, ils ont 75% des sièges. Donc, la grande originalité, c'est le fait que cette fois-ci, en 1945, on a pas une étatisation du système de sécurité sociale mais une socialisation. C'est les intéressés qui décident, qui gouvernent. Pour donner un exemple, à la même époque, l'entreprise Renault est étatisée. C'est-à-dire que c'est le Ministre qui va décider de qui est le PDG. Mais quand Renault est nationalisée, c'est pas les ouvriers qui décident comment ils bossent, comment ça se passe à l'intérieur. Alors qu'avec la Sécurité sociale, c'est l'inverse. La Sécurité sociale, en fait, ça crée une nouvelle forme démocratique que, dans le livre, j'appelle « la Sociale ».
Mais surtout, cette fois-ci, ça va être les intéressés qui vont décider. Et ils vont décider parce qu'ils auront, dans les Conseils d'administration au niveau local, dans les Caisses primaires au niveau régional, et au niveau national dans la Caisse nationale, 75% des sièges. Ils n'avaient rien et désormais, ils ont 75% des sièges. Donc la grande originalité, c'est le fait que cette fois-ci, en 1945, on a pas une étatisation du système de sécurité sociale mais une socialisation.
Mais on peut se dire « oui, mais dans tout ça, et alors ? Finalement, c'est gouverné par les intéressés, et alors ? ça change quoi ? Ils vont faire la même chose ». Eh bien, pas du tout ! Comme ils ont le pouvoir sur les caisses et qu'ils savent ce dont ils ont besoin, parce que eux sont les ouvriers, parce qu'ils sont dans les situations qui nécessitent ce type de caisses, ils vont chercher le plus possible à éviter les formes de politiques qui existaient par le passé, donc toutes ces formes de paternalisme. Par exemple, ce qu'ils vont chercher à faire en étant maîtres des caisses, tout simplement, c'est de faciliter le recours au droit. Parce que l'un des grands problèmes, on le sait encore aujourd'hui, c'est que c'est très facile d'avoir des droits qui sont généraux, mais c'est plus difficile de faire en sorte que les gens accèdent aux droits. On a ce problème, par exemple, pour tous les minimum sociaux. Eh bien, pour que les intéressés, pour que les cotisants aient accès au droit, ils vont mettre des permanences un peu partout sur les territoires dont ils dépendent, pour faciliter l'accès aux droits même dans les entreprises. Alors il faut s'imaginer, dans les entreprises, il y a un guichet de la Sécu parce qu'il est probable que le camarade qui passe là, il ne sache pas qu'il a le droit. Eh ba si, il a le droit !
Ça change quoi ? [...] Comme ils ont le pouvoir sur les caisses et qu'ils savent ce dont ils ont besoin, parce que eux sont les ouvriers, parce qu'ils sont dans les situations qui nécessitent ce type de caisses, ils vont chercher le plus possible à éviter les formes de politiques qui existaient par le passé, donc toutes ces formes de paternalisme. Par exemple, ce qu'ils vont chercher à faire en étant maîtres des caisses, tout simplement, c'est de faciliter le recours au droit.
Et ce qu'ils vont faire aussi, ça va être de financer et favoriser une forme de médecine collective. Parce que ce qu'il faut savoir, c'est qu'à cette époque-là, il y a une grande hostilité vis-à-vis de la Sécurité sociale, notamment de la part des syndicats de médecins. Alors pas tous les médecins, mais les médecins qui gouvernent la profession refusent de signer des conventions qui permettent d'avoir des « tarifs opposables » [tarifs pratiqués par les médecins conventionnés qui respectent les tarifs de convention fixés par la Sécurité sociale. Cela signifie que ces médecins n'appliquent pas de dépassements d'honoraires. NDLR], parce qu'ils ne veulent pas négocier des prix. Et donc, qu'est-ce qu'ils font dans les caisses ? Ils n'attendent pas que ça se passe tranquillement. Ce qu'ils font dans les caisses, les élus des travailleurs, c'est qu'ils cherchent des médecins qui sont susceptibles d'être d'accord pour, par exemple, fonder des centres de santé. Ils préféraient les centres de santé publics, où l'accès est ouvert à tous avec des formes de tiers payant, plutôt qu'une médecine libérale dans laquelle, à cette époque-là, il n'y a pas de tarif opposable. Donc maîtriser les sous, ça change tout !
LR : La grande nouveauté, c'est donc le fait que ce régime général soit gouverné par les travailleurs eux-mêmes, qui se retrouvent à gérer des sommes énormes qui représentent à l'époque l'équivalent de la moitié du budget de l'État. Ça, c'est la grande différence avec ce qui se met en place à peu près au même moment au Royaume-Uni, par exemple, où c'est l'État qui gère l'ensemble du système social avec des ressources fiscales, c'est-à-dire avec l'impôt. En France, le système est financé par les cotisations sociales des salaires, ce qui fait qu'il n'est pas à la merci des politiques budgétaires et fiscales du gouvernement du moment. C'est ce système de démocratie sociale très poussé qui va d'emblée être la cible d'attaque de toute part. Et ce qui est frappant, c'est que les arguments qui sont avancés à l'époque contre le régime général sont les mêmes qu'aujourd'hui.
NDS : Ces arguments, ce sont lesquels ? C'est la « concurrence internationale », où on nous explique qu'en France on ne pourrait pas se payer la Sécu parce qu'en France, on a les charges les plus lourdes du monde. Alors, je vous ai pris quelques citations d'un débat de 1949 qui a été organisé à l'Assemblée Nationale suite à une campagne de presse, notamment du Figaro, qui critiquait l'existance de déficits massifs à la Sécurité sociale. Donc, le « trou de la Sécu », c'est dès le début ! Dès le début, on nous dit qu'il y a le trou de la Sécu. Et donc en 1949, on a ce débat à l'Assemblée Nationale et Paul Rénaud [homme politique français, député du Nord, NDLR], qui est quelqu'un de très important dit, je cite, « Comment les entreprises françaises peuvent-elles faire face à des ouvriers japonais qui continuent à se nourrir d'un bol de riz comme leurs ancêtres ? ». Pierre André [homme politique français, député de Meurthe-et-Moselle, NDLR], lui, dit « si l'Union Européenne devenait une réalité et si les barrières douanières tombaient, comment pourrions-nous aligner nos prix sur ceux de la concurrence étrangère alors que les charges sociales chez nos voisins sont inférieures aux nôtres ? ». Alors, il y en a plein des critiques comme ça. Critiques aussi de l'abus des assurés. On va déjà dire que les assurés, maintenant qu'ils ont des droits, ils vont rester chez eux alors qu'il n'y a aucune raison, alors qu'ils ne sont pas malades, que les médecins vont donner des arrêts maladie alors qu'ils n'en ont pas besoin.
LR : Les arguments étaient donc bien rodés dès le début. Et dès le début, l'État a cherché à reprendre le contrôle sur la Sécurité sociale. Mais ça n'est qu'en 1967, sous Pompidou et De Gaulle, qu'il va y arriver. L'ordonnance qui passe cette année-là va faire plusieurs choses. D'abord, supprimer les élections à la Sécurité sociale.
NDS : L'argument, c'est de dire que les élections, ça coûte cher. Et donc, on remplace les élections par des désignations. Mais surtout, ce qu'il faut avoir en tête, c'est le passage d'une répartition à 25% / 75% des sièges d'un côté pour le patronat, de l'autre côté pour les salariés, à une répartition à 50% / 50%. L'invention de ce qu'on appelle aujourd'hui le « paritarisme », c'est en 1967. Et on voit bien, ne serait-ce que dans la dynamique historique, que quand on passe de 25/75 à 50/50, en fait, c'est une régression démocratique puisque, évidemment, le patronat, d'un point de vue démographique, est beaucoup plus petit que la masse des travailleuses et des travailleurs. Et alors ça va permettre que la sécurité sociale soit gérée et gouvernée de façon beaucoup plus dure, d'une manière beaucoup plus « austéritaire », comme on dirait aujourd'hui. Pourquoi ? Parce que le patronat qui représente 50% des sièges est relativement uni face aux salariat. Et qu'est-ce qu'il souhaite, le patronat ? Il souhaite limiter l'augmentation des dépenses parce que pour lui, l'augmentation des dépenses c'est l'augmentation des cotisations dont il ne veut pas.
Ce qu'il faut avoir en tête, c'est le passage d'une répartition à 25% / 75% des sièges d'un côté pour le patronat, de l'autre côté pour les salariés, à une répartition à 50% / 50%. L'invention de ce qu'on appelle aujourd'hui le « paritarisme », c'est en 1967. Et on voit bien que quand on passe de 25/75 à 50/50, en fait, c'est une régression démocratique puisque, évidemment, le patronat, d'un point de vue démographique, est beaucoup plus petit que la masse des travailleuses et des travailleurs.
LR : L'autre mesure phare de l'ordonnance du 1967, ça va être de diviser les caisses de la Sécurité sociale. Ça a l'air d'être une petite mesure technique mais en fait, ça change tout.
NDS : Ça aussi, c'est très important. Ça nous paraît étonnant aujourd'hui, mais diviser les caisses, ça avait déjà été fait un petit peu en 1946, même si l'ambition c'est d'avoir toutes les caisses réunies. Finalement, du fait de la lutte déjà existante à l'époque, sans attendre la période dite « néolibérale », on avait séparé d'un côté les caisses de Sécurité sociale et de l'autre côté, les caisses d'allocations familiales. Mais en 1967, on sépare et on a la structure qu'on a aujourd'hui, c'est-à-dire : allocations familiales, assurance maladie, vieillesse. Donc la séparation qu'on a à ce moment-là, c'est celle qu'on connaît aujourd'hui. Donc notre modèle de sécurité sociale, tel qu'il existe aujourd'hui, il doit beaucoup plus à 1967 qu'à 1945. Et alors, pourquoi c'est problématique ? Parce qu'évidemment, quand vous séparez les caisses et que vous interdisez la compensation entre les caisses, vous avez une ampleur financière qui est beaucoup plus faible. Et quand il y a des déficits d'un côté, si on impose que ces déficits ne soient pas comblés par les excédents qu'il peut y avoir d'un autre côté, ça crée artificiellement du déficit. Et donc, ça permet de nourrir cette logique de toujours dire qu'il y a des déficits à la Sécu.
Quand vous séparez les caisses et que vous interdisez la compensation entre les caisses, vous avez une ampleur financière qui est beaucoup plus faible. Et quand il y a des déficits d'un côté, si on impose que ces déficits ne soient pas comblés par les excédents qu'il peut y avoir d'un autre côté, ça crée artificiellement du déficit. Et donc, ça permet de nourrir cette logique de toujours dire qu'il y a des déficits à la Sécu.
LR : La dernière grande étape de réappropriation étatique, ce sont les ordonnances Juppé de 1996, qui vont créer tous les instruments qui permettent aujourd'hui à l'État de diriger quasiment seul la Sécurité sociale.
NDS : Qu'est-ce qui se passe à ce moment là ? On va inventer les lois de financement de la Sécurité sociale. Alors vous le savez probablement, c'est tous les automnes, quand les feuilles commencent à tomber des arbres, qu'arrive le trou de la Sécu. Pourquoi ? Parce qu'il faut voter la loi de financement de la Sécurité sociale à l'Assemblée. Auparavant, quand il y avait des déficits, il était possible de décider soit de faire une avance de la part du Trésor, donc de la part de l'État, en attendant que la situation s'améliore, soit d'augmenter le taux de cotisation, tout simplement. À partir de 1995, on décide que tout ça c'est fini. On n'augmente plus le taux de cotisation, au contraire, il va commencer à baisser. D'ailleurs, je ne sais pas si vous êtes au courant, mais il n'y a plus de cotisations sociales maladies pour les salariés. On ne cotise plus pour la santé. Et du coup, on va remplacer cette cotisation par de la CSG et surtout dire que désormais, c'est fini : quand il y aura des déficits, il faut que ces déficits soient refinancés en passant par les marchés et notamment les marchés financiers.
LR : En créant ce budget de la Sécurité sociale, la politique de santé passe d'une logique de réponse à des besoins, à une logique d'adaptation à une contrainte budgétaire, la priorité étant de combler le fameux « trou de la Sécu ». On ne peut pas nier qu'il y a un déficit, mais la question c'est : est-ce qu'il y a toujours un déficit et est-ce que c'est grave ?
NDS : Avant de rentrer dans le détail, il y a quelque chose qui est quand même très important. En réalité, tous ces déficits chaque année, à chaque fois, c'est une bonne nouvelle quand même. Il faut le dire ! Ça peut paraître étonnant comme ça, mais c'est une excellente nouvelle. Pourquoi ? Parce que ces déficits, ils ne sont pas liés à une mauvaise gestion de la Sécurité sociale : ils sont liés à un mauvais état de l'économie. Un mauvais état de l'économie et souvent à des crises qui sont des crises du capitalisme, pas de la Sécurité sociale. Alors je donne un exemple : je ne sais pas si vous vous rappelez, mais en 2008, il y a cette fameuse « crise des sub-primes ». Cette crise des sub-primes, c'est une crise qui vient de la spéculation immobilière aux États-Unis, avec des phénomènes de titrisation, de financiérisation très importants et qui font qu'il y a une crise mondiale qui se déclenche en 2008. Vous vous rappelez Lehman Brothers, etc. Alors, qu'est-ce qui se passe du point de vue de la Sécurité sociale ? On a en 2008 un déficit de 9 milliards. En 2009, il est de plus de 20 milliards. Il fait plus que doubler. Alors question : est-ce que les gens ont été deux fois plus malades ? Est-ce qu'il y a eu des hordres de vieux qui sont partis à la retraite ? Ce qui se passe, c'est que finalement, les comptes de la Sécu ne font que retranscrire l'état de l'économie et là, d'une crise grave du capitalisme. Et heureusement qu'il y avait ce déficit ! Pourquoi ? Parce que c'est grâce à ce déficit qu'il a été possible de continuer à financer l'activité de soin. Pourquoi ? D'où il vient ce déficit ? Il vient notamment de l'augmentation du chômage. Il y a plus de chômage donc il y a moins de cotisations qui rentrent. Les gens sont au chômage, donc ils vont demander plus de prestations sociales et en fait, heureusement qu'il y a de la Sécu parce que sinon, ça voudrait dire que ces gens-là, on ne s'en occuperait plus. C'est à ça qu'elle sert la Sécu : elle a un rôle « contracyclique », elle sert à « contrer le cycle ». Ça, c'est un premier point qu'il faut souligner.
En réalité, tous ces déficits chaque année, c'est une bonne nouvelle quand même. Il faut le dire ! Ça peut paraître étonnant comme ça, mais c'est une excellente nouvelle. Pourquoi ? Parce que ces déficits, ils ne sont pas liés à une mauvaise gestion de la Sécurité sociale : ils sont liés à un mauvais état de l'économie. Un mauvais état de l'économie et souvent à des crises qui sont des crises du capitalisme, pas de la Sécurité sociale.
Ensuite, le deuxième point que j'aimerais évoquer, c'est le fait que ces déficits sont construits. Ils sont construits politiquement. Et l'État, par exemple, décide de lui-même de faire en sorte que la Sécurité sociale se passe de certaines ressources. Le cas le plus typique, ce sont les exonérations de cotisations sociales. Mais plus généralement, il y a une lutte contre les salaires. Ça veut dire quoi une « lutte contre les salaires » ? C'est une lutte contre l'augmentation des salaires et donc l'augmentation des cotisations. Mais aussi lutte politique, bien sûr, contre le salaire en tant que tel avec l'État qui va favoriser des primes. Par exemple, de l'intéressement, de la prime de performance, etc. Donc tout ça, en fait, c'est des recettes en moins pour la Sécurité sociale.
Il faut savoir que cette année, la loi de financement de la Sécurité sociale a voté un budget dans lequel [...] ce qu'on appelle en comptabilité nationale les « administrations de sécurité sociale » ont des recettes supérieures aux dépenses. En fait, il n'y a pas de déficit. Donc la dramatisation des comptes de la Sécurité sociale sert toujours et depuis toujours, d'outil pour justifier des réformes de réduction d'accès au droit.
Et enfin, le dernier élément, c'est cette dimension « de quoi parle-t-on ? ». Il faut savoir que cette année, la loi de financement de la Sécurité sociale a voté un budget dans lequel les ressources sont supérieures aux dépenses. En fait, il n'y a pas de déficit. Mais ça dépend de quoi on parle. Ce qui est souvent en cause, c'est l'assurance maladie, donc la Caisse Nationale d'Assurance Maladie ou éventuellement, plus largement, le régime général. Sauf que le régime général, c'est une caisse parmi d'autres. Il y en a d'autres. Il y a depuis les années 1950, une caisse pour le chômage par exemple. Et en fait, quand on prend en compte toutes ces caisses, aujourd'hui, cette année, le budget voté par ce gouvernement montre que ce qu'on appelle en comptabilité nationale les « administrations de sécurité sociale » ont des recettes supérieures aux dépenses [voir tableau ci-dessous, NDLR]. Donc la dramatisation des comptes de la Sécurité sociale sert toujours et depuis toujours, d'outil pour justifier des réformes de réduction d'accès au droit.
LR : Alors quand il parle des réformes de réduction d'accès au droit destinées à faire faire des économies à la Sécu, ça passe par toutes sortes de mesures. À commencer par le fait de mettre le patient à contribution, avec ce qu'on appelle le « ticket modérateur » qui désigne cette part des consultations ou des médicaments qui n'est pas prise en charge par la Sécu. Là, par exemple, en juin 2023, le gouvernement a annoncé que le ticket modérateur allait passer de 30% à 40% sur les soins dentaires. Les économies passent aussi par la fermeture de lits d'hôpitaux : on parle du « virage ambulatoire » pour dire qu'on va privilégier les hospitalisations de jour et faire en sorte que le patient rentre chez lui le soir, après avoir reçu des soins. Et ce que j'ai compris en lisant le livre de Nicolas Da Silva, c'est que toutes ces réformes, elles sont menées par une bureaucratie étatique qui ne se conçoit pas du tout comme une adversaire de la Sécu. Cette élite n'a absolument pas l'intention de la liquider ou de la privatiser, au contraire, elle se perçoit comme la meilleure alliée de la Sécu qu'elle veut à tout prix sauver. En revanche, elle a complètement intégré l'idée d'une contrainte budgétaire forte qui rendrait toutes ces réformes nécessaires. Nicolas Da Silva, on peut dire que vous êtes assez critique sur l'étatisation, sur l'État social, mais est-ce qu'on ne peut pas se dire quand même que c'est moins pire que si les soins étaient entièrement aux mains du privé ? Est-ce l'État social n'est pas un rempart contre la privatisation ?
NDS : C'est moins pire ? Oui. C'est un rempart ? Non. Évidemment qu'il vaut mieux avoir une Sécurité sociale portée par l'État telle qu'elle existe maintenant, parce qu'on peut aller se faire soigner. On est tous bien contents de ça. Néanmoins, est-ce que c'est un rempart ? Non. Parce qu'à partir du moment où on a étatisé la Sécurité sociale, où c'est l'État qui décide de la politique de santé, eh bien, ça change tout. Parce que ça change la politique qui est menée, c'est-à-dire que l'État social, les élites politiques du « Welfare » comme appelle ça les politistes, ont une conception de la protection sociale, et en particulier de l'assurance maladie, dans laquelle l'État social n'a pas vocation à tout rembourser. Il faut qu'il se concentre sur certaines catégories de la population, sur les plus vulnérables. C'est ce qu'on appelle la « politique de ciblage », c'est-à-dire qu'on va très bien rembourser les soins des plus malades, des gens qui sont en dispositif ALD [pour Affection de Longue Durée, NDLR] dont les soins sont remboursés à 100%, des plus pauvres, parce qu'on va mettre en place des dispositifs d'accès à une complémentaire santé étatique. Ça s'appelait la CMU-C autrefois [pour Couverture Maladie Universelle Complémentaire], aujourd'hui ça s'appelle la complémentaire santé solidaire. Mais aussi à l'hôpital, parce que l'hôpital c'est très très cher, et donc les soins de santé à l'hôpital sont beaucoup mieux remboursés que, par exemple, en ville ou pour les dispositifs optiques, dentaires, etc. Et donc il y a cette politique de ciblage pour ces personnes les plus vulnérables, que ce soit pour des raisons économiques ou pour des raisons de santé, et à côté, il y a une construction, par la politique publique depuis au moins 40 ans, du Marché.
LR : En fait, il faut que j'arrête de dire à ma famille américaine que la santé en France est entièrement publique et qu'il suffit de dégainer sa carte vitale pour être soignée gratuitement. En réalité, on a affaire à un système à deux piliers : d'un côté un pilier public qui se concentre sur les personnes soit très pauvres, soit très malades, qui n'ont rien à payer. Et de l'autre côté, un pilier privé qui concerne les soins jugés moins prioritaires, comme l'optique ou le dentaire, pour lesquels on est obligé de payer une mutuelle privée si on veut être correctement remboursés. L'État social est donc moins un bouclier contre le Marché que son allié. Et il n'y a pas que les complémentaires santé qui se développent avec la bénédiction de l'État, il y a aussi les cliniques privées, les laboratoires d'analyse et l'industrie pharmaceutique.
NDS : Du coup on voit bien que l'opposition pertinente, ça n'est pas l'État versus le Marché puisqu'il y a une alliance, mais plutôt l'État social versus la Sociale. Parce que ce dont nous souffrons, ce dont les personnels de santé et les patients souffrent, c'est dans certains cas de manque de financement, mais c'est surtout de ne pas avoir le pouvoir sur ce que l'on décide de rembourser. Et donc, pour changer les choses, ça n'est pas simplement « plus d'argent ! », c'est « qui décide ? ».
L'opposition pertinente, ça n'est pas l'État versus le Marché, puisqu'il y a une alliance, mais plutôt l'État social versus la Sociale. [...] Non seulement l'État a combattu un régime général de la sécurité sociale gérée par les assurés eux-mêmes, en le privant de ressources et en réduisant toujours plus le périmètre de sa prise en charge, mais l'État favorise le développement du marché de la santé.
LR : Ça peut paraître contre-intuitif, mais l'État social n'est pas une institution purement protectrice qui couvrirait tous nos besoins de santé et mettrait ces besoins à l'abri des forces du marché. Non seulement l'État a combattu un régime général de la Sécurité sociale géré par les assurés eux-mêmes, en le privant de ressources et en réduisant toujours plus le périmètre de sa prise en charge, mais l'État favorise le développement du marché de la santé. Pour Nicolas Da Silva, la sécurité sociale est en pleine santé financière. Elle n'a pas besoin d'être sauvée, du moins pas à coup de mesures d'économie visant à résorber les déficits quand il y en a. Pour lui, la question fondamentale n'est pas une question financière, mais politique. C'est celle de savoir qui a la main sur la protection sociale. C'est la question de faire vivre non pas seulement une démocratie représentative parlementaire, mais une véritable démocratie sociale.
Retranscription proposée par Yann Bergamaschi, fondateur et coordinateur de la Fabrique des santés. Les propos des intervenants ont été modifiés à la marge, pour adapter la forme orale à l'écrit et faciliter la lecture.