Article - L'anarchie et son rôle négligé dans la santé et les soins de santé

Par Ryan Essex

Le texte qui suit est une traduction de l'article Anarchy and Its Overlooked Role in Health and Healthcare publié par Ryan Essex sur le site de la Cambridge University Press en janvier 2023. Dans celui-ci, ce chercheur de l'Université de Greenwich (Londres, Royaume-Uni) entreprend de réhabiliter une tradition variée et diffuse de théories et de pratiques qu'il considère comme incontournable pour penser et agir en santé dans un monde en crise perpétuelle : l’anarchisme.

De l'activisme de l'américaine Emma Goldman au Peckham Health Centre du sud londonien, en passant par les communautés de quartier sud-africaines contre le COVID-19 ou les premiers ambulanciers noirs auto-formés de Pennsylvanie, Ryan brosse un panel large d’expériences singulières à travers le monde et l'histoire. Qu'elles s'en revendiquent explicitement ou non, Ryan avance l’idée que toutes ces expériences s’accommodent de la pensée et de la pratique anarchistes, en même temps qu'elles démontrent que de nombreux principes anarchistes sont déjà largement acceptés dans nos sociétés.

Sans renverser la table ni se risquer à dessiner les contours d'une société idéale, Ryan poursuit un double objectif : Premièrement, expliquer l'anarchisme en esquissant à quoi pourraient ressembler des solutions anarchistes en matière de santé et de soin. Deuxièmement, démontrer qu’il existe des raisons théoriques et empiriques justifiant qu'un plus grand engagement en faveur de l’anarchisme et de la pensée anarchiste est aujourd'hui nécessaire.

Une ouverture sur un ensemble d'expériences et de réflexions qui ont fait et continuent de faire bouger les lignes, chacune à leur manière et en leur temps, laissant entrevoir autant de lueurs d’espoir pour peu qu’on leur accorde l’attention et le sérieux qu’elles méritent. Une invitation à sortir de nos carcans idéologiques, comme un éveil à l'alternative accessible à tout un chacun. Un exercice d’équilibriste, audacieux, qui nous amène à considérer avec un regard nouveau, ce courant multiforme par trop méconnu, souvent mal compris et partout combattu. Entraide, action populaire, auto-organisation, opposition à l'oppression et à la domination de toute sorte, le tout au service d'un soin plus juste. La conclusion de Ryan semble sans appel : « à cet égard, nous pouvons tous être anarchistes. » … Vraiment ?

 

Résumé

Dans cet article, je soutiendrai qu’un certain nombre d’interventions ou d’initiatives de santé bien connues pourraient être considérées comme anarchistes, tout au moins, sont cohérentes avec la pensée et les principes anarchistes. En faisant cela, j'ai deux objectifs : Premièrement, l'anarchisme est un terme mal compris – à titre d'exemple, j'entends d'abord esquisser à quoi pourraient ressembler les solutions anarchistes en matière de santé et de soins de santé ; Deuxièmement, j’espère montrer comment la pensée anarchiste pourrait être un moyen d’améliorer la santé de nombreuses personnes, en remédiant aux inégalités en matière de santé, agissant comme un tampon face aux nombreuses menaces qui pèsent sur la santé et le bien-être. Sur ce deuxième point, je soutiendrai qu’il existe un certain nombre de raisons théoriques et empiriques pour lesquelles un plus grand engagement en faveur de l’anarchisme et de la pensée anarchiste est nécessaire, ainsi que de la manière dont cela pourrait contribuer à la santé et à la lutte contre des injustices plus larges qui créent et perpétuent un état de santé précaire.

Qu’est-ce que l’anarchie ?

Le 21 août 1893, Emma Goldman s'adressait à une foule d'environ 3 000 personnes à Union Square à New York, où elle encourageait les ouvriers sans emplois à agir en réponse à une crise économique connue sous le nom de « Panique de 1893 ». Goldman a par la suite été reconnue coupable d'incitation à l'émeute et a été condamnée à un an de prison au pénitencier de Blackwell's Island.

À cette époque Blackwell’s Island (aujourd’hui Roosevelt Island) hébergeait plus de 8 000 prisonniers, les soins médicaux y étaient limités et il y avait peu d’infirmières. Goldman fut recrutée par l'un des médecins de la prison qui l'avait préalablement soignée pour une maladie. Elle fut chargée d'un service de 16 lits après une simple formation informelle en soins infirmiers. Elle a alors observé que ses patients étaient comme « des victimes, des maillons dans une chaîne sans fin d’injustice et d’inégalité »1. Presque tous étaient pauvres, avaient peu de possibilités d’emploi et étaient souvent emprisonnés pour prostitution.

Goldman fut libérée un an plus tard et ses expériences en prison l'ont amenée à suivre une formation d'infirmière et de militante. À sa sortie, Goldman commença à travailler comme infirmière et, peu après, chercha une formation formelle à l'étranger. À son retour aux États-Unis en 1896, elle travaille principalement comme sage-femme et est frappée par les taux élevés de mortalité maternelle au sein de la classe ouvrière ainsi que par les conditions dangereuses dans lesquelles beaucoup accouchent. De par sa profession, Goldman était convaincue que le contrôle des naissances était essentiel à la liberté sexuelle et économique des femmes, soutenant la campagne de Margaret Sanger [militante américaine qui lutta pour la contraception et la liberté d'expression, ce qui l'amena à fonder l'American Birth Control League devenue le planning familial américain sous le nom de Planned Parenthood, NDLR] visant à rendre le contrôle des naissances largement accessible. Goldman a publié de la littérature sur la contraception dans le but de donner aux femmes les moyens de faire des choix éclairés concernant leur santé reproductive2. Au début des années 1900, elle fut arrêtée au moins deux fois pour avoir distribué des informations sur la contraception et donné des leçons sur son utilisation. En 1916, elle transforma l’un de ses procès en tribune sur le contrôle des naissances, attirant l’attention de tout le pays et recueillant le soutien d’universitaires, de militants et d’artistes, entre autres3.

En plus d'être infirmière, Goldman était anarchiste et est aujourd'hui considérée comme l'une des figures les plus importantes de l'histoire de l'anarchisme. De la fin des années 1800 au début des années 1900, elle parlait fréquemment de l’anarchisme et de son potentiel de libération, selon ses propres mots : « l’anarchisme représente alors, en réalité, la libération de l’esprit humain de la domination de la religion ; la libération du corps humain de la domination de la propriété ; la libération des chaînes et des contraintes du gouvernement. L'anarchisme représente un ordre social basé sur le libre regroupement d'individus dans le but de produire une véritable richesse sociale ; un ordre qui garantira à chaque être humain le libre accès à la terre et la pleine jouissance des nécessités de la vie, selon les désirs, les goûts et les inclinations de chacun »4.

 

Elle fut chargée d'un service de 16 lits après une simple formation informelle en soins infirmiers. Elle a alors observé que ses patients étaient comme « des victimes, des maillons dans une chaîne sans fin d’injustice et d’inégalité ».

 

L'anarchisme fait référence à une tradition variée de théories et d'actions politiques qui se consolident dans l'opposition à la hiérarchie, au gouvernement et à d’autres autorités ou institutions puissantes. Proudhon5 définissait l’anarchie comme « l’absence de maître, de souverain » et comme le « refus du gouvernement et de la propriété ». L'anarchie est généralement basée sur des revendications de liberté individuelle, mais aussi sur une théorie positive de l'épanouissement humain « fondé sur un idéal de recherche d'un consensus non coercitif »6 et en ce sens, l'anarchie s'intéresse également à l'ordre.

Même si traditionnellement elle se préoccupait avant tout de l’autorité de l’État, une attention fut accordée plus récemment à d’autres forces oppressives – la hiérarchie de genre et la hiérarchie raciale par exemple –, élargissant les terrains de la critique sociale. L’anarchie appelle donc non seulement un nouvel ordre économique et social, mais aussi une réorganisation complète de la société7, non seulement en éliminant la hiérarchie et les structures économiques, mais aussi en s’opposant à l’oppression et à la domination de toute sorte.

Bien qu’il y ait un débat sur ce point, les anarchistes s’accordent généralement sur le fait que « la propriété des terres, des ressources naturelles et des moyens de production devrait être détenue sous contrôle mutuel par les communautés locales »8. Noam Chomsky9 soutient qu’un « anarchiste cohérent devrait être un socialiste, mais un socialiste d’un type particulier » – c’est-à-dire que les anarchistes ne devraient pas seulement rechercher l’appropriation du capital par tous les travailleurs, mais aussi « que cette appropriation soit directe et non exercée par une force d’élite ». Goldman a également soutenu que la liberté individuelle était « renforcée par la coopération avec d’autres individualités » et que « seules l’entraide et la coopération volontaire peuvent créer la base d’une vie individuelle libre »10.

 

Bien que l’anarchisme ait plus traditionnellement été associé à la violence et aux agitations révolutionnaires, il y a aussi eu un certain nombre d'anarchistes non-violents et nombreux sont ceux qui estiment que les tactiques doivent refléter les objectifs recherchés.

 

Bien que l’anarchisme ait plus traditionnellement été associé à la violence et aux agitations révolutionnaires, il y a aussi eu un certain nombre d'anarchistes non-violents et nombreux sont ceux qui estiment que les tactiques doivent refléter les objectifs recherchés. Comme les anarchistes devraient s'opposer à la hiérarchie ou à la coercition, ceux-là soutiennent que l'anarchisme est intrinsèquement non-violent11. Cela s'est reflété dans la pratique, les anarchistes s'engageant non seulement dans des formes de résistance non-violentes, mais participant également à des initiatives ou à des projets tels que l'organisation de distributions alimentaires, l'hébergement et l'aide aux sans-abris, la construction d'écoles12. Encore une fois, bien qu'il n'y ait pas de consensus, des activités telles que l'entraide, les initiatives localisées (ou populaires) et les initiatives sociales organisées horizontalement, avec peu de hiérarchie, sont toutes des formes d’action largement acceptées et pratiquées au sein des cercles anarchistes.

Bien que la théorie et la pratique [traduction de « praxis » dans le texte, NDLR] anarchistes aient été discutées depuis longtemps, leur relation avec la santé, ainsi que ce qu’elles pourraient apporter à la santé et au bien-être, a été étonnamment limitée. Dans cet article, je souhaite lancer une conversation et contribuer aux discussions existantes sur la manière dont la pensée anarchiste pourrait être favorable à la santé et au bien-être, et enrichir les disciplines connexes telles que la bioéthique. Dans la pensée anarchiste, la santé est une considération centrale. Niall Scott13, par exemple, soutient que même si les formes d'oppression que défient les anarchistes ne sont pas souvent placées sous cette bannière, la pensée anarchiste est très centrée sur la santé. Comme indiqué ci-dessus, la pensée anarchiste s'intéresse à toutes les formes d'oppression : l’alimentation, le travail et le lieu de travail, et plus généralement le climat et l’environnement sont autant de préoccupations anarchistes contemporaines pressantes. Au-delà de cela, l’anarchisme s’intéresse également à l’épanouissement, à la manière dont nous vivons et atteignons une bonne santé dans une société où les communautés déterminent ce qui fonctionne pour elles et où la société est organisée avec peu ou pas de hiérarchie ou d’autorité politique. Beaucoup de ces valeurs et réflexions ne sont pas si éloignées de la pensée dominante en bioéthique. Scott14 soutient que bon nombre des valeurs trouvées dans la pensée anarchiste ont le potentiel de promouvoir la santé, notamment l'autonomie et la responsabilité, ainsi que la solidarité et la communauté.

 

Scott soutient que bon nombre des valeurs trouvées dans la pensée anarchiste ont le potentiel de promouvoir la santé, notamment l'autonomie et la responsabilité, ainsi que la solidarité et la communauté.

 

Au-delà de cela, cependant, il existe de nombreux exemples où la santé, les soins de santé et le bien-être recoupent l’anarchisme. Je dirais même que beaucoup de ceux qui ont lu cet article se sont peut-être engagés dans une pratique anarchiste sans le savoir. Comme Scott15, je veux montrer comment la pensée anarchiste peut contribuer à la santé et au bien-être, mais je veux développer cette position pour montrer que non seulement la pensée anarchiste est compatible avec de nombreux principes communs trouvés dans l'éthique médicale, mais aussi que la pensée et la pratique anarchistes sont bien plus courantes que la plupart d’entre nous ne le pensent. À titre d’exemple, je montrerai à quoi pourraient ressembler des solutions anarchistes en matière de santé et de soins de santé, illustrant combien d’efforts de soins de santé sont (peut-être involontairement) déjà cohérents avec la pensée anarchiste. Mon point ici est double : la pensée anarchiste pourrait nous aider à surmonter une série de problèmes en matière de soins de santé et à protéger la santé des plus vulnérables, et aussi que de nombreuses lois, programmes et initiatives en matière de santé pourraient être considérés comme anarchistes. Deuxièmement, je soutiendrai qu’un plus grand engagement dans la pensée anarchiste est justifié, en soulignant plusieurs raisons théoriques et pratiques, en identifiant comment la pensée anarchiste pourrait contribuer à la santé, et en remettant en question les injustices plus larges qui créent et perpétuent une mauvaise santé.

 

[...] je veux montrer comment la pensée anarchiste peut contribuer à la santé et au bien-être, mais je veux développer cette position pour montrer que non seulement la pensée anarchiste est compatible avec de nombreux principes communs trouvés dans l'éthique médicale, mais aussi que la pensée et la pratique anarchistes sont bien plus courantes que la plupart d’entre nous ne le pensent.

 

Quelques brèves notes avant de continuer. Je ne plaide pas en faveur d’une version unique de la théorie ou de la pratique anarchiste ; en avançant les arguments ci-dessous, j’ai dû prendre certaines nuances et controverses pour acquises. Cependant, en disant cela, je suppose que pour beaucoup, je ne m’aventure pas dans un territoire trop controversé, du moins dans la pensée anarchiste. Je ne m’attaque pas aux aspects les plus controversés de la théorie anarchiste et les exemples que je présente s’appuient sur des actions, une entraide, une organisation populaire et une action directe, qui sont largement cohérentes avec la plupart des réflexions sur l’anarchisme. Je n’ai pas non plus l’intention de décrire à quoi pourraient ressembler la santé et les soins de santé dans une société anarchiste ou dans des circonstances idéales. En ce sens, l’objectif de cet article est préfiguratif16, c’est-à-dire que je me concentre largement sur ce à quoi ressemblent la pensée et l’action anarchistes compte tenu des réalités auxquelles nous sommes confrontés aujourd’hui, des initiatives et des actions qui cherchent en grande partie à remédier aux préjudices et aux manquements de ceux qui sont au pouvoir, avec des actions qui cherchent à modéliser l'organisation et les relations qui pourraient se nouer à l'avenir.

L'anarchisme dans la santé et les soins de santé

Nous commençons notre discussion sur les intersections de l'anarchisme et de la santé au Royaume-Uni, qui dispose aujourd'hui d'un service de santé centralisé et descendant, le National Health Service (NHS). Le NHS a été introduit en 1948. Avant cela et sans l’État, la classe ouvrière prenait souvent les soins de santé en main, grâce à l’auto-assistance [traduction de « self-help » dans le texte, NDLR] et à l’entraide populaire. Cela a été particulièrement illustré par les sociétés amicales ou mutuelles [traduction de « Friendly Societies » dans le texte, NDLR] au Royaume-Uni, qui ont pris forme pour la première fois dans les années 1600. Ces sociétés amicales étaient des associations d'entraide/d'assurance, souvent construites autour d'un lieu de travail, d'une industrie ou d'une communauté. Les soins de santé étaient l'une de leurs principales fonctions, fournissant une assurance médicale auprès de médecins indépendants et d'hôpitaux employés par les sociétés. À la fin des années 1700 et au début des années 1800, les sociétés amicales ont résisté aux tentatives de réglementation gouvernementale, reconnaissant que cela marquerait la fin de l’auto-organisation. Pour des raisons similaires, les sociétés amicales se sont souvent heurtées à l'opposition de l'establishment médical, y compris de la British Medical Association (BMA), qui a mené des campagnes contre les sociétés amicales qu'elle considérait comme « un exemple « épouvantable » de médecins se voyant dicter quoi faire par leurs « inférieurs sociaux », ainsi qu'un frein à leurs revenus. »17. 

Peut-être plus connu, le centre de santé de Peckham a fonctionné de 1926 à 1950. Cette expérience en matière de santé et de bien-être fut ouvert par George Scott Williamson (1884 –1953) et Innes Hope Pearse (1889-1978), deux médecins, dans ce quartier ouvrier du sud de Londres. Le centre cherchait à créer un lieu non pas pour les malades ou le traitement des maladies, mais comme moyen de promouvoir la santé et le bien-être, de détecter l'apparition d'une maladie et de conseiller sur le traitement ou l'intervention nécessaire. Plus important encore, il s’agissait d’un environnement centré sur la famille avec des « membres » et non des « patients ». Toute famille vivant à moins d'un kilomètre et demi du centre pouvait adhérer, la seule condition étant un petit abonnement hebdomadaire et l'acceptation de se soumettre à un examen de santé à son arrivée. Au sein du centre, tout une gamme d'activités était ouverte aux membres, notamment des exercices physiques, de la natation et des ateliers. Le centre a été délibérément conçu avec Williams et Pearse qui observaient les membres dans ce contexte. Par ailleurs, les membres étaient largement livrés à eux-mêmes. Au sein du centre, il n'y avait « ni planificateurs directeurs, ni cliques, ni portes fermées, ni hiérarchies »18.

 

Cette expérience a permis de tirer de multiples conclusions. Plus particulièrement, il a été constaté qu’après une brève période de désordre, les gens commençaient à s’organiser pour vivre une coexistence plus ordonnée. De plus, plusieurs ont commencé à s'intéresser davantage à leur santé et à celle de leur entourage. Autrement dit, les membres se sont appropriés le centre et leur propre santé.

 

Cette expérience a permis de tirer de multiples conclusions. Plus particulièrement, il a été constaté qu’après une brève période de désordre, les gens commençaient à s’organiser pour vivre une coexistence plus ordonnée. De plus, plusieurs ont commencé à s'intéresser davantage à leur santé et à celle de leur entourage19. Autrement dit, les membres se sont appropriés le centre et leur propre santé. À long terme, cela s'est traduit par une meilleure santé générale pour tous les membres et a créé une atmosphère ouverte au sein du club. Ces résultats ont donné du poids à l’idée selon laquelle l’environnement jouait un rôle essentiel dans la santé et le bien-être, et que la santé était bien plus qu’une simple absence de maladie. Malgré son succès, le Peckham Health Centre s'est vu refuser l'admission au NHS nouvellement créé et a fermé ses portes en 1951. David Goodway20 soutient que ce refus était lié aux valeurs fondamentales du projet, à savoir qu'il s'agissait de promouvoir la santé et le bien-être, plutôt que le traitement de la maladie, et en outre qu'il « reposait exclusivement sur une localité, n'ayant pas de « porte ouverte ». Sa base était contributive et non gratuite. Il reposait sur une administration autonome et n’était donc pas conforme aux lignes administratives établies par le Ministère de la Santé ». Le Peckham Health Centre a ensuite été décrit comme « un laboratoire de l'anarchie »21 par George Williamson qui a été cité dans une conférence au London Anarchist Group, notant que « j'étais le seul à détenir de l'autorité, et je l'utilisais pour empêcher quiconque d'exercer une quelconque autorité ! »22.

 

Le Peckham Health Centre a ensuite été décrit comme « un laboratoire de l'anarchie » par George Williamson qui a été cité dans une conférence au London Anarchist Group, notant que « j'étais le seul à détenir de l'autorité, et je l'utilisais pour empêcher quiconque d'exercer une quelconque autorité ! ».

 

Pour deux autres exemples, tournons-nous vers les États-Unis. Au cours des années 1960, aux États-Unis, les « soins » préhospitaliers étaient généralement dispensés par des secouristes, des policiers et des personnels des pompes funèbres non formés. C'était un problème particulier pour les Noirs américains, beaucoup ne pouvant pas s'offir de services [de secours] privés et même s'ils le pouvaient, beaucoup de ces services évitaient les communautés noires. En outre, à l’époque comme aujourd’hui, les Noirs américains étaient confrontés à d’importantes discriminations et abus de la part de la police. Dans ce contexte, Freedom House, un programme sociomédical communautaire, a formé un groupe de laïcs noirs qui a été créé pour desservir en grande partie le district de Black Hill en Pennsylvanie. La formation était rigoureuse et impliquait l'anatomie de base, la physiologie, la reconnaissance et le diagnostic des maladies, ainsi que les conditions d'urgence courantes. Le service d'ambulance de Freedom House fut le premier service médical d'urgence aux États-Unis à être doté d'ambulanciers paramédicaux ayant une formation médicale allant au-delà des premiers secours de base, et le programme est devenu un modèle de formation paramédicale qui a finalement établi la norme américaine. Le cours est finalement devenu le cours pilote de formation médicale d’urgence pour un certain nombre de départements gouvernementaux américains. À mesure que le succès du programme grandissait, l’opposition politique grandissait également. Freedom House a fini par perdre son financement, tandis qu'au même moment la ville de Pittsburgh finançait un nouveau service d'ambulance, à prédominance blanche, sapant les objectifs de Freedom House en excluant les hommes et les femmes noires qui avaient été les pionniers de cette formation et de ces normes23.

Non loin de là, à Chicago à peu près au même moment, se constituèrent les Young Lords. Les Young Lords étaient l'équivalent portoricain du Black Panther Party, qui recherchait l'autonomisation et l'autodétermination de la communauté portoricaine. La santé et les soins de santé constituaient une partie centrale de leur travail, utilisant une combinaison de stratégies de confrontation et d'éducation pour faire entendre leurs revendications et responsabiliser la communauté24. Au plus fort de leur influence à New York, les Young Lords ont paralysé la circulation dans des quartiers avec des déchets non collectés , repris une église et un hôpital, et occupé le bureau du Ministère de la Santé. Les Young Lords ont également mené une série de campagnes visant à réduire l'exposition au plomb, à proposer un dépistage de la tuberculose dans les quartiers ouvriers et, peut-être plus retentissant, à occuper l'hôpital Lincoln. Cette action s'est produite aux premières heures du matin du 14 juillet 1970. Avec le soutien du personnel médical et sanitaire de l'hôpital, les entrées de l'hôpital ont été barricadées. L'action a révélé la discrimination médicale et les inégalités dans la prestation des soins de santé parmi les résidents portoricains et noirs américains du sud du Bronx, à l'époque l'un des districts les plus défavorisés du pays. Bien que l'hôpital ait été occupé, les Young Lords ont tenu une conférence de presse, soulignant l'échec du gouvernement à construire de nouvelles installations, malgré la promesse faite plus de 10 ans auparavant. Ils ont également critiqué la privatisation des soins de santé et des sociétés médicales à but lucratif, construites autour d’institutions puissantes. La même année, les Young Lords rédigèrent la première déclaration des droits des patients connue. Elle affirmait que les patients avaient le droit d'être traités avec dignité, de se faire expliquer le traitement et de prendre une décision éclairée sur le traitement qui pourrait être dans leur intérêt, et d'avoir une continuité des soins avec la personne qui les a traités25.

Pour notre dernier exemple, revenons à nos jours. On a déjà beaucoup parlé du COVID-19 et de l’échec des gouvernements et autres autorités centralisées à travers le monde. Au moment de la rédaction de cet article, la pandémie a coûté la vie à des millions de personnes et a touché presque tout le monde d’une manière ou d’une autre. Il peut paraître étrange de parler d’anarchie en temps de pandémie, à une époque où nous avons plus que jamais besoin de coopération et de solidarité. Cependant, l’une des nombreuses leçons que nous pouvons en tirer est que, à bien des égards, le gouvernement et les autorités sanitaires ont échoué dans leur gestion de la pandémie. Cela a conduit de nombreuses communautés et individus à se mobiliser et à fournir des services essentiels, là où il n’en aurait pas existé autrement. Au Brésil, des bénévoles communautaires ont fait du porte-à-porte pour distribuer de la nourriture, des masques et sensibiliser les communautés au port des masques, à la distanciation sociale et au lavage des mains. Les réseaux sociaux ont été utilisés pour contrer la désinformation. Les militants ont transformé les écoles en salles d’isolement et se sont battus pour obtenir une documentation précise des décès dus au COVID-1926. Des histoires similaires ont émergé aux États-Unis, où l’entraide et l’organisation populaire ont compensé les manquements « du chaos, de l'incompétence, de l'irrationalité et de l'erreur souvent cruelle de la réponse du gouvernement centralisé »27. En dehors du continent Américain, des initiatives similaires ont été observées en Afrique du Sud. Début mars 2020, un petit groupe d’experts en santé publique, de militants et d’organisateurs communautaires ont identifié la nécessité d’une réponse collective et communautaire au COVID-19, d’où est née Cape Town Together. Le groupe s’est formé sur le principe qu’il était préférable de relever bon nombre des défis présentés par le COVID-19 au niveau de la communauté ou du quartier. Grâce à cela, le groupe a développé une boîte à outils permettant à d'autres de s'organiser de manière autonome dans leur propre quartier. Cela a encouragé les voisins à se connecter et à identifier les besoins de leur communauté, y compris ceux qui étaient les plus vulnérables et ceux qui avaient la capacité d'aider. En deux mois, plus de 170 réseaux communautaires ont été formés. Ces réseaux existent dans tout le spectre socio-économique du Cap, des quartiers socio-économiques les plus défavorisés aux plus aisés28.

L'anarchie et son rôle dans la lutte contre l'oppression et dans l'amélioration de la santé

L'un des arguments centraux de cet article est que l'anarchisme et la pensée anarchiste ont agi et continueront d'agir comme une force positive pour façonner la santé et le bien-être, que ce soit par l'entraide et l'action populaire ou une action plus perturbatrice, exigeant un changement de rapport à l’injustice. En partant des exemples ci-dessus destinés à soutenir cette position (et nous en parlerons davantage ci-dessous), un problème doit être abordé de front : à savoir que bon nombre de ces exemples n’étaient pas explicitement anarchistes. Sans preuve, il semble raisonnable de conclure que bon nombre d'entre-eux n’ont pas été réalisés dans le respect de la pensée ou des principes anarchistes (peut-être à l’exception de l’expérience de Peckham) ; même les Young Lords n'étaient pas techniquement anarchistes, ils s'identifiaient eux-mêmes comme nationalistes révolutionnaires et marxistes29. Sur ce point, il y a, bien sûr, une discussion en cours sur ce qu'est l'anarchisme30 et, sans surprise, il n'y a pas de réponse unique. Alejandro De Acosta31 soutient que plutôt que de rechercher une théorie unificatrice, il peut être plus utile de rechercher des traits anarchistes dans la pensée et l'action existantes. À bien des égards, j’ai adopté cette dernière approche. Même si l’on pense que les exemples ci-dessus ne sont pas anarchistes (quel que soit le critère), il est incontestable que tous ces exemples s’accommodent largement de la pensée et de la pratique anarchistes, et démontrent de nombreux principes anarchistes largement acceptés. Ils soulignent également à quel point la pensée anarchiste a potentiellement beaucoup à offrir dans la réflexion sur la manière dont nous abordons la santé et les soins de santé.

 

Même si l’on pense que les exemples ci-dessus ne sont pas anarchistes [...], il est incontestable que tous ces exemples s’accommodent largement de la pensée et de la pratique anarchistes, et démontrent de nombreux principes anarchistes largement acceptés.

 

Comme je l'ai noté plus haut, Scott32 soutient que bon nombre des principes de l'anarchie sont cohérents avec ceux que l'on trouve dans l'éthique médicale plus large. Je suis totalement d’accord avec cela, mais je crois aussi que la pensée anarchiste a bien plus à offrir. Ci-dessous, je soutiendrai que l’anarchie a le potentiel de fournir d’importantes connaissances théoriques et pratiques qui pourraient servir à faire progresser et à protéger la santé et le bien-être.

Concernant mon premier point, sur la manière dont la pensée anarchiste pourrait enrichir les discussions liées à la santé et au bien-être d'un point de vue théorique, notons que l’anarchie fournit un référentiel auquel d’autres formes d’organisation peuvent être comparées, du moins toute organisation qui inclut une certaine forme de hiérarchie. Plus fondamentalement, l’anarchisme pourrait être vu comme « une condition de révolution permanente, une rébellion continue contre nos propres tendances au retranchement et à la domination »33 et comme « l’exploration perpétuelle de nouvelles façons de perfectionner une réalité imparfaite »34. En d'autres termes, l'anarchisme nous amène à nous interroger sur nous-mêmes et sur notre rapport à l’oppression et à la domination : opprimons-nous les autres ou sommes-nous complices et comment pourrait-il en être autrement ?

 

Plus fondamentalement, l’anarchisme pourrait être vu comme « [...] une rébellion continue contre nos propres tendances au retranchement et à la domination » et comme « l’exploration perpétuelle de nouvelles façons de perfectionner une réalité imparfaite ». En d'autres termes, l'anarchisme nous amène à nous interroger sur nous-mêmes et sur notre rapport à l’oppression et à la domination : opprimons-nous les autres ou sommes-nous complices et comment pourrait-il en être autrement ?

 

Au-delà de nous-mêmes, l’anarchie concerne l’organisation et la manière dont la société pourrait être organisée différemment. Comme le note Chomsky, « la charge de la preuve incombe toujours à ceux qui soutiennent que l’autorité et la domination sont nécessaires. Ils doivent démontrer, à l’aide d’arguments puissants, que cette conclusion est correcte. S’ils ne le peuvent pas, alors les institutions qu’ils défendent devraient être considérées comme illégitimes »35. L’anarchie a le potentiel d’influencer différentes formes d’organisation ; organisation qui n’est pas construite autour de la coercition, de la domination ou de l’exploitation. Cela pourrait recouper la santé de multiples façons, l'anarchie pourrait façonner de nouvelles relations sociales, mais pourrait également être appliquée de manière plus spécifique pour critiquer les relations de pouvoir au sein des institutions36. Par exemple, la question de la hiérarchie dans les soins de santé a déjà été largement discutée dans la littérature, dans de nombreux cas la hiérarchie et son incapacité à être remise en question ou contestée ont constitué un obstacle à l'amélioration de la sécurité des patients37, 38.

Au-delà d’une critique de la hiérarchie, la pensée anarchiste fournit un moyen supplémentaire de façonner l’action populaire menée par les communautés qui promeuvent et protègent la santé et le bien-être. Une telle action est remarquablement courante, non seulement comme je l’ai montré ci-dessus, mais au-delà de cet article et même en dehors des cercles anarchistes, rares sont ceux qui nieraient que les stratégies populaires ont un rôle important à jouer dans l’amélioration de la santé du plus grand nombre. Ceci est particulièrement vrai pour la majorité des habitants du monde qui n’ont pas accès aux soins de santé ; la pensée anarchiste pourrait non seulement éclairer les stratégies populaires et l’entraide, nous aidant à mieux comprendre comment ces activités servent la santé, mais aussi comment nous pourrions mieux atteindre et impliquer les autres. Cela montrerait également qu’il ne s’agit pas d’actes isolés, nous permettant de relier les points et d’identifier des défaillances structurelles plus larges. Pour le pourcentage relativement chanceux et plutôt faible de la population mondiale ayant accès aux soins de santé, la pensée anarchiste pourrait également aider.

Tournons-nous à nouveau vers le Royaume-Uni et le NHS. Le NHS est en place depuis plus de 70 ans et donne accès aux services de santé gratuitement au point de prestation. Malgré cela, il présente encore de nombreuses lacunes, par exemple le fait que les minorités ethniques soient encore beaucoup moins bien loties, malgré un accès à des soins similaires39. En outre, au cours de la dernière décennie, le gouvernement britannique a systématiquement sous-financé ce service et n'a pas pris de mesures significatives pour remédier à ces inégalités. Comme dans les exemples ci-dessus, l’action populaire a ici un rôle à jouer pour protéger la santé de ceux qui ont été laissés pour compte par le système et également pour en atténuer les méfaits. Toutefois, il existe également des arguments en faveur d’une mobilisation populaire [traduction de « grassroots agitation » dans le texte, NDLR] pour exiger un changement. En bref, l’anarchisme pourrait nous éclairer sur la manière dont nous soutenons ceux auprès de qui l’État a le plus échoué, peu importe où nous sommes dans le monde. Au-delà des contributions théoriques que l'anarchie pourrait apporter à la santé, la pensée anarchiste a également une valeur pratique et instrumentale, c'est-à-dire qu'elle a été et continuera d'être à la fois nécessaire et efficace, protégeant contre les menaces les plus graves pour la santé, mais fonctionnant aussi simplement pour améliorer la santé des individus et des communautés là où les autorités ont échoué. Pour en revenir au COVID-19, il a non seulement mis en lumière de nombreux échecs du gouvernement et d’autres autorités centralisées, mais aussi le succès et l’efficacité de l’organisation populaire en local. Les expériences de mobilisation communautaire face à une menace telle que la COVID-19 offrent d’importantes opportunités pour repenser les systèmes de santé communautaire, en particulier les défis liés au maintien d’une action collective initiée et dirigée par la communauté plutôt qu'organisée par l’État. Il s’agit sans doute d’un côté positif de la pandémie : dans de nombreuses communautés, les bases ont été posées pour repenser la manière dont elles s’organisent et se soutiennent mutuellement40.

 

Pour en revenir au COVID-19, il a non seulement mis en lumière de nombreux échecs du gouvernement et d’autres autorités centralisées, mais aussi le succès et l’efficacité de l’organisation populaire en local. Les expériences de mobilisation communautaire face à une menace telle que la COVID-19 offrent d’importantes opportunités pour repenser les systèmes de santé communautaire, en particulier les défis liés au maintien d’une action collective initiée et dirigée par la communauté plutôt qu'organisée par l’État. Il s’agit sans doute d’un côté positif de la pandémie : dans de nombreuses communautés, les bases ont été posées pour repenser la manière dont elles s’organisent et se soutiennent mutuellement.

 

Comme l’ont souligné Nathan Jun et Mark Lance41 : « Chaque fois qu’un voisin livre des miches de pain fait maison dans chaque maison de leur quartier, chaque fois que quelqu'un nous emmène à un rendez-vous médical, apporte un jouet à un enfant ou fait tourner une épicerie, nous apprenons sur qui nous pouvons compter et pourquoi. Chaque fois que nous nous réunissons et construisons une distribution de nourriture, des chants de coeur sous un porche ou une soirée de jeu en ligne, nous apprenons à la fois que nous pouvons nous organiser de manière non hiérarchique et que nous nous en soucions suffisamment pour le faire. Ces actions nous enseignent de nouvelles façons d’être que le capitalisme et un système de santé capitaliste cachent systématiquement. Selon les paroles immortelles des Industrial Workers of the World [un syndicat international fondé aux États-Unis en 1905 dont le siège actuel se trouve à Chicago, NDLR], il s’agit de construire un nouveau monde dans la coquille de l’ancien. Et cela en vaudrait la peine, même dans le contexte d’un gouvernement compétent ».

En revenant aux exemples ci-dessus, nous constatons des actions très différentes en réponse à des problèmes très différents ; tous ont eu de l'impact de manières différentes ; tous ont permis des progrès tangibles en matière de santé. Ces exemples ne font toutefois qu’effleurer la surface ; nous pouvons trouver de nombreux exemples à travers le monde de mobilisation [traduction de « agitation » dans le texte, NDLR], d’entraide et d’action populaire, toutes visant à améliorer la santé. En Grèce, en raison de l'austérité, des cliniques gratuites ont été organisées pour ceux qui ne pouvaient pas s'offrir de services de santé42. En réponse à des traitements pharmaceutiques de plus en plus inaccessible, beaucoup se sont tournés vers les produits pharmaceutiques DIY43 [acronyme de « Do It Yourself » en anglais qui se traduit par « à faire soi-même » en français, NDLR]. Nous constatons que des soins de santé sont fournis gratuitement partout dans le monde pour ceux qui ont sans doute été les plus gravement lésés par l'autorité de l'État, les réfugiés et les demandeurs d'asile44, une action qui a en réalité une assez longue histoire45. En Amérique du Sud, nous dénombrons plus de 800 centres de santé, cliniques et hôpitaux tenus par les zapatistes mexicains et autres programmes de santé créés par des organisations indigènes en Équateur et en Colombie46. Aux États-Unis, la Common Ground Health Clinic, qui fait partie d'un collectif d'entraide créé pour combler le vide laissé par l'État à la suite de l'ouragan Katrina, fournit encore des soins de base à la communauté locale47.

Je n’ai fait qu’effleurer la surface de ce que la pensée et la pratique anarchistes pourraient faire pour enrichir les discussions sur la santé et le bien-être. Mais en bref, la pensée et la pratique anarchistes pourraient être considérées à la fois comme une nécessité mais également comme efficaces pour protéger et promouvoir la santé.

 

La praxis anarchiste se retrouve presque partout où l’autorité centrale a échoué ; l’entraide et l’organisation populaire prennent le relais, en soutenant les individus et les communautés. L’anarchie nous fournit non seulement un moyen de prendre soin de nous-mêmes, de planifier notre propre destin et de prendre soin de notre santé là où l’autorité échoue, mais elle fournit également une base sur laquelle nous pouvons exiger mieux.

 

La praxis anarchiste se retrouve presque partout où l’autorité centrale a échoué ; l’entraide et l’organisation populaire prennent le relais, en soutenant les individus et les communautés. L’anarchie nous fournit non seulement un moyen de prendre soin de nous-mêmes, de planifier notre propre destin et de prendre soin de notre santé là où l’autorité échoue, mais elle fournit également une base sur laquelle nous pouvons exiger mieux. Les détails concernant la manière de procéder sont une autre discussion ; cependant, cela va de soi et même à partir des exemples ci-dessus, la mobilisation et l'entraide prennent une multitude de formes tout comme les oppressions contre lesquelles elles agissent. Ce qui est peut-être déjà évident pour beaucoup, c’est que l’État échoue le plus souvent en matière de santé. Au-delà de l’État, la santé est menacée par toute une série d’autres forces oppressives. La bonne santé a été et continuera d'être un combat et dans de nombreux cas, sans autorité centrale, lorsque nous fournissons les ressources aux gens, ils prennent soin d'eux-mêmes et de leurs communautés.

L'avenir de la pensée et de la pratique anarchiste dans le domaine de la santé et des soins de santé

Lorsque nous pensons à l'avenir, l'anarchie est souvent décrite comme ce qu'elle n'est pas - une société dépourvue de structures coercitives et oppressives -, et non comme ce qu'elle pourrait être. Alors que l’anarchisme promeut une vision dans laquelle les individus et les communautés peuvent organiser leur vie comme bon leur semble, penser à l’avenir en matière d’anarchisme peut être assez difficile. Dans cet article, je ne parle pas d’utopie ou de ce à quoi pourrait ressembler une société idéale ; au lieu de cela, je propose quelques brèves réflexions sur le besoin continu d’une pensée anarchiste en matière de santé et sur la manière dont elle peut continuer à protéger contre les nombreux maux qui continuent de menacer la santé.

 

Lorsque nous pensons à l'avenir, l'anarchie est souvent décrite comme ce qu'elle n'est pas - une société dépourvue de structures coercitives et oppressives -, et non comme ce qu'elle pourrait être.

 

Plus largement, le besoin d’une pensée anarchiste semble se faire de plus en plus pressant. À l’échelle mondiale, les inégalités continuent de croître, nous continuons de nous diriger en somnolant vers une catastrophe climatique, et l’impact de la COVID-19 se fera sentir pendant des décennies. Nous avons vu le nombre de personnes déplacées augmenter régulièrement au cours des dernières décennies. Il s’agit non seulement d’un échec des États dont les populations ont fui, mais aussi du reste du monde qui n’a pas réussi à leur offrir un refuge. Si nous continuons sur la même trajectoire, les pauvres, les vulnérables et ceux qui ont le moins de voix au chapitre seront les plus touchés, de manière disproportionnée. Plus près de chez nous, le sous-financement et la négligence à l'égard de la santé resteront un problème pressant. Rien qu'au Royaume-Uni, on estime que l'austérité et le sous-financement ont causé des centaines de milliers de décès supplémentaires48. Au-delà de cela, la menace est toujours présente que les services publics continuent d'être transférés aux mains du secteur privé. Une idée simple est que nous devrions au moins rester critiques vis-à-vis de l’autorité qui agit dans notre meilleur intérêt, ou qui se soucie de notre santé et de notre bien-être. Le COVID-19 a fait ressortir bon nombre de ces problèmes et il semble raisonnable de rester sceptique quant à la survenance de changements substantiels en la matière dans un avenir proche.

Malgré ces perspectives plutôt sombres, je garde espoir pour plusieurs raisons. Il y a bien sûr l’évidence : mon argument ci-dessus selon lequel la pensée anarchiste aurait le potentiel d’enrichir les discussions sur la santé et le bien-être, et même de protéger contre de nombreux méfaits. Mais au-delà de cela, nous avons tous le pouvoir d’imaginer et de créer de nouvelles façons d’être, sans hiérarchie ni domination. Je crois également que beaucoup de ceux qui lisent ceci peuvent s’engager dans une praxis anarchiste sans s’en rendre compte, au quotidien : qui ne s'est jamais senti contraint de faire des choses qui ne sont pas dans le meilleur intérêt d'un patient ; qui n'a pas (peut-être par la suite) contourné ou enfreint les règles en défendant un patient ; qui n'a pas vu le potentiel des actions populaires menées par des communautés qui promeuvent la santé.

 

Je crois également que beaucoup de ceux qui lisent ceci peuvent s’engager dans une praxis anarchiste sans s’en rendre compte, au quotidien : qui ne s'est jamais senti contraint de faire des choses qui ne sont pas dans le meilleur intérêt d'un patient ; qui n'a pas (peut-être par la suite) contourné ou enfreint les règles en défendant un patient ; qui n'a pas vu le potentiel des actions populaires menées par des communautés qui promeuvent la santé.

 

De tels actes sont importants, sans doute plus que de barricader un hôpital, comme le soutient John Holloway49. Le changement social résulte souvent du « résultat de la transformation à peine visible des activités quotidiennes de millions de personnes… des millions et des millions de refus et de diversions, des millions et des millions de fissures qui constituent la base matérielle d’un possible changement radical ». À cet égard, nous pouvons tous être anarchistes.

 

Le mot du traducteur

Le texte ci-dessus est une traduction depuis l'anglais proposée par Yann Bergamaschi, fondateur et coordinateur de la Fabrique des santés. L'article original Anarchy and Its Overlooked Role in Health and Healthcare a été publié le 09 janvier 2023 sur le site de la Cambridge University Press, sous licence Creative Commons libre de réutilisation.

À propos de l'auteur

Ryan Essex est chercheur à l'Université de Greenwich (Londres, Royaume-Uni) depuis décembre 2019. Ses domaines de recherche concernent la bioéthique, l'éthique de la santé publique et la santé des réfugiés / migrants. Il s'intéresse particulièrement à la manière dont la communauté des soins de santé se positionne face à l'injustice et utilise les canaux politiques extra-institutionnels pour impulser le changement. Ryan étudie également la manière dont la théorie et les cadres d'autres disciplines peuvent être mobilisés pour faciliter la prise de décision clinique dans le cadre de l'éthique médicale. Il s'intéresse enfin à la santé des réfugiés et des migrants, notamment à son lien avec la justice ainsi qu'aux questions éthiques qu'elle soulève.

Notes

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3 Goldman E. The Emma Goldman Papers; n.d; available at https://www.lib.berkeley.edu/goldman/MeetEmmaGoldman/birthcontrolpioneer.html (last accessed 18 July 2021).

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15 See note 13, Scott 2018, at 217–27.

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40 See note 28, Van Ryneveld et al. 2020.

41 See note 27, Jun, Lance 2020, at 361–78.

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